4
L’invocation

 

 

Une extraordinaire construction marquait le cœur de la Cité des Navigateurs, un bâtiment étrange dont émanait une puissante aura de magie. Différente de toute autre structure dans l’ensemble des Royaumes Oubliés, la Tour des Arcanes avait littéralement l’apparence d’un arbre de pierre. Elle s’enorgueillissait de cinq tours majestueuses, la plus haute étant la tour centrale. Les quatre autres, de hauteur égale, s’élançaient du tronc principal en un gracieux arc de chêne. On ne pouvait apercevoir nulle part la main d’un maçon ; il était évident pour tout observateur averti que c’était la magie et non un labeur manuel qui avait engendré cette œuvre d’art.

L’Archimage, Maître incontesté de la Tour des Arcanes, résidait dans la tour centrale, tandis que les quatre autres étaient habitées par les mages les plus proches dans la lignée de succession. Chacune de ces tours moins importantes, représentant les quatre points cardinaux, dominait un côté du tronc, et la responsabilité de surveiller et d’influencer les événements dans la direction dont il avait la charge incombait à son mage respectif. Le mage à l’ouest du tronc passait par conséquent ses journées à observer la mer, les navires marchands et les pirates qui mouillaient dans le port de Luskan.

Ce jour-là, une conversation dans la Tour Nord aurait certainement intéressé les compagnons de Dix-Cités.

— Tu as fait du bon travail, Jierdan, dit Sydney, une magicienne plus jeune et moins importante de la Tour des Arcanes, mais affichant suffisamment de potentiel pour avoir gagné un apprentissage avec l’un des plus puissants mages de la guilde.

Sydney, qui n’était pas une jolie femme, se préoccupait peu de l’apparence physique. Elle consacrait plutôt son énergie à son implacable quête de puissance. Elle avait passé l’essentiel de ses vingt-cinq ans concentrée sur un seul objectif : le titre de magicienne. Et sa détermination et son assurance tranquille laissaient peu de doute à ceux qui l’entouraient quant à son aptitude à l’atteindre.

Jierdan accepta la louange d’un hochement de tête entendu, même s’il avait conscience de son caractère condescendant.

— Je n’ai fait que suivre des instructions, répliqua-t-il en adoptant un ton d’humilité et en jetant un coup d’œil à l’homme frêle vêtu de robes marbrées, qui se tenait devant l’unique fenêtre de la pièce, le regard perdu au loin.

— Pourquoi viendraient-ils ici ? murmura le mage comme pour lui-même. Il se tourna vers les autres et ils reculèrent instinctivement devant son regard intense.

Il s’agissait de Dendybar le Marbré, maître de la Tour Nord, et si, de loin, il donnait une impression de faiblesse, un examen plus approfondi révélait une puissance qui était bien plus impressionnante que des muscles saillants. Et sa réputation bien méritée d’attacher un prix bien moins élevé à la vie qu’à la poursuite du savoir intimidait la plupart de ceux qui se trouvaient en sa présence.

— Les voyageurs ont-ils donné la raison de leur venue ici ?

— Aucune qui soit digne de foi, répondit doucement Jierdan. Le halfelin a parlé d’aller voir un peu ce qui se passait sur le marché, mais je…

— Peu vraisemblable, interrompit Dendybar, s’adressant plus à lui-même qu’à ses interlocuteurs. Ces quatre-là calculent plus leurs actes que de simples marchands.

Sydney pressa Jierdan, cherchant à conserver son statut privilégié avec le maître de la Tour Nord.

— Où sont-ils maintenant ? demanda-t-elle avec hauteur.

Jierdan n’osa pas la défier devant Dendybar.

— Sur les docks… quelque part, dit-il en haussant les épaules.

— Tu ne sais pas ? siffla la jeune magicienne.

— Ils devaient descendre au Coutelas, répliqua Jierdan sèchement. Mais la rixe les a mis à la rue.

— Et tu aurais dû les suivre ! insista Sydney qui ne voulait pas laisser la sentinelle s’en tirer à si bon compte.

— Un soldat de la cité sait à quel point il est stupide de déambuler seul sur les quais la nuit, s’écria Jierdan avec véhémence. Peu importe où ils se trouvent pour l’instant. J’ai fait surveiller les portes et les quais. Ils ne peuvent pas quitter Luskan sans que je le sache !

— Je veux qu’on les retrouve ! ordonna Sydney, mais Dendybar la fit taire.

— Continue à les faire surveiller, dit-il à Jierdan. Ils ne doivent pas quitter la cité sans que moi je le sache. Vous pouvez disposer. Revenez me voir lorsque vous aurez quelque chose à m’apprendre.

Jierdan acquiesça et tourna les talons. Il jeta un dernier regard irrité à sa rivale en passant devant elle afin de gagner les bonnes grâces du mage marbré. Il n’était qu’un soldat, pas une jeune magicienne comme Sydney, mais à Luskan, où la Tour des Arcanes était la vraie force secrète régissant tous les rouages du pouvoir dans la cité, il était de bon ton pour un soldat de se gagner la faveur d’un mage. Les capitaines de la garde ne gagnaient leurs fonctions et leurs privilèges qu’avec l’aval de la Tour des Arcanes.

— Nous ne pouvons pas les laisser se déplacer en toute liberté, insista Sydney lorsque la porte se fut refermée sur le soldat.

— Ils ne peuvent pas causer de problèmes pour l’instant, répliqua Dendybar. Même si le drow a l’artefact avec lui, il lui faudra des années pour comprendre son potentiel. Patience, mon amie, j’ai les moyens d’apprendre ce que nous avons besoin de savoir. Les pièces du puzzle s’imbriqueront parfaitement les unes dans les autres avant longtemps.

— Cela me fait mal de penser qu’un tel pouvoir est si près d’être à notre portée, soupira la fougueuse jeune magicienne. Et qu’il se trouve entre les mains d’un novice !

— Patience, répéta le maître de la Tour Nord.

Sydney finit d’allumer l’anneau de bougies qui marquait le périmètre de la chambre spéciale et avança lentement vers le brasero solitaire posé sur son trépied de fer, juste à l’extérieur du cercle magique inscrit sur le sol. La déception l’envahissait de savoir que, une fois que le brasero s’enf lammerait lui aussi, il lui demanderait de partir. Savourant chaque moment passé dans cette chambre rarement ouverte, tenue par beaucoup comme la chambre d’invocation la plus remarquable de toutes les contrées du nord. Sydney avait supplié de nombreuses fois de pouvoir rester et assister à l’invocation.

Mais Dendybar ne l’autorisait jamais. Il lui expliquait que ses inévitables questions l’empêcheraient de se concentrer. Et lorsqu’il s’agissait de négocier avec les enfers, les distractions se révélaient généralement fatales.

Dendybar était assis en tailleur à l’intérieur du cercle magique. Il se plongea dans une profonde transe méditative en psalmodiant des incantations et resta indifférent aux gestes de Sydney tandis qu’elle complétait les préparatifs. Tous ses sens étaient tournés vers l’intérieur, il scrutait sa propre essence afin de s’assurer qu’il était parfaitement préparé à une telle tâche. Il n’avait laissé qu’une fenêtre ouverte sur l’extérieur dans son esprit, une fraction de sa conscience ancrée à un seul signal : le son du pêne de la lourde porte qui retomba après le départ de Sydney.

Ces paupières lourdes s’entrouvrirent, leur étroite ligne de vision exclusivement rivée sur les flammes du brasero. Ces flammes allaient devenir l’essence vitale de l’esprit invoqué, lui donnant sa forme tangible tout le temps que Dendybar le garderait emprisonné sur le plan Matériel.

— Ey vesus venerais dimin dou, commença le mage. Il prononça ses psalmodies lentement d’abord, puis à un rythme plus soutenu.

Transporté par le magnétisme insistant de l’incantation, Dendybar prononça les diverses modulations et syllabes profanes avec aisance. La sueur sur son visage indiquait davantage l’impatience que l’énervement.

Le mage marbré se délectait à invoquer, à dominer la volonté des êtres au-delà de l’univers mortel par le biais de sa considérable force mentale. Cette chambre représentait l’apogée de ses études, la preuve irréfutable des vastes frontières de ses pouvoirs.

Cette fois, il ciblait son informateur préféré : un esprit qui le méprisait profondément, mais ne pouvait pas refuser son appel. Dendybar arriva au point culminant de l’invocation, l’évocation du nom.

— Morkai, appela-t-il doucement. (La flamme du brasero eut un sursaut, pendant un court instant seulement.) Morkai ! cria Dendybar, arrachant l’esprit de la prise qu’il avait sur l’autre monde.

Les flammes du brasero enflèrent en une petite boule de feu qui s’éleva dans les ténèbres puis se mua en l’image d’un homme debout devant Dendybar.

Le mage retroussa ses lèvres minces.

Quelle ironie, se dit-il, que l’homme dont j’ai organisé le meurtre devienne ma source d’informations la plus précieuse.

Le spectre de Morkai le Rouge se tenait devant lui, déterminé et fier, une image fidèle du puissant mage qu’il avait été. Il avait créé cette chambre même, à l’époque où il servait la Tour des Arcanes en tant que Maître de la Tour Nord. Mais Dendybar et ses acolytes avaient comploté contre lui, se servant de son apprenti, en qui il avait toute confiance, pour plonger une dague dans son cœur, ouvrir la voie de la succession et permettre à Dendybar en personne d’atteindre la position convoitée dans la tour.

Cet acte avait mis en branle une seconde chaîne d’événements, peut-être plus importante encore, puisque c’était l’apprenti en question, Akar Kessell, qui était entré en possession de l’Éclat de cristal, le puissant artefact qui se trouvait désormais, du moins Dendybar le croyait-il, entre les mains de Drizzt Do’Urden. D’après les récits qui avaient filtré depuis Dix-Cités après la bataille finale contre Akar Kessell, l’elfe noir était le guerrier qui avait eu raison du mage.

Dendybar ne pouvait pas savoir que l’Éclat de cristal était désormais enseveli sous des centaines de tonnes de glace et de roche au sommet de la montagne du Valbise connue sous le nom du Cairn de Kelvin, perdu dans l’avalanche qui avait coûté la vie à Kessell. Il savait seulement que Kessell, le piteux apprenti, avait conquis presque tout le Valbise avec l’Éclat de cristal et que Drizzt Do’Urden était la dernière personne à l’avoir vu en vie.

Dendybar se frottait les mains avec délectation chaque fois qu’il pensait au pouvoir que la relique apporterait à un mage plus érudit.

— Salutations, Morkai le rouge, ricana Dendybar. Quelle courtoisie d’accepter mon invitation.

— J’accepte chaque occasion de t’observer, Dendybar l’assassin, répliqua le spectre. Je te reconnaîtrai bien lorsque tu seras en route vers le royaume des ténèbres sur la barge de la Mort. Alors, nous serons de nouveau sur un pied d’égalité…

— Silence ! ordonna Dendybar. (S’il ne voulait pas se l’avouer à lui-même, le mage marbré redoutait terriblement le jour où il aurait de nouveau à faire face au puissant Morkai.) Je t’ai fait venir ici dans une intention précise, dit-il au spectre. Je n’ai pas de temps à perdre avec tes vaines menaces.

— Dis-moi alors quel est le service que je dois rendre, siffla le spectre, et laisse-moi partir. Ta présence est une insulte.

Dendybar ragea intérieurement, mais n’insista pas. Le temps jouait contre un mage lors d’un sort de convocation, car garder un esprit sur le plan Matériel l’épuisait et chaque seconde qui passait l’affaiblissait un peu plus. Le plus grand danger dans ce type de sort était que l’invocateur essaie de maintenir le contrôle trop longtemps, jusqu’à devenir trop faible pour contrôler l’entité convoquée.

— Une simple réponse est tout ce que je te demande ce jour, Morkai, dit Dendybar en choisissant chaque mot avec soin.

Morkai remarqua sa prudence et soupçonna que Dendybar cachait quelque chose.

— Quelle est la question alors ? insista le spectre.

Dendybar continua à privilégier la prudence, pesant chaque mot avant de le prononcer. Il ne voulait pas que Morkai puisse avoir le moindre indice quant aux raisons qui le poussaient à chercher le drow, car le spectre communiquerait alors sans aucun doute l’information dans tous les plans. De nombreux êtres puissants, l’esprit de Morkai lui-même peut-être, essaieraient de s’approprier une relique aussi précieuse s’ils avaient la moindre idée de l’endroit où l’éclat pouvait bien se trouver.

— Quatre voyageurs, dont un elfe drow, venant du Valbise sont arrivés aujourd’hui à Luskan, expliqua le mage marbré. Que sont-ils venus faire dans la cité ? Pourquoi sont-ils ici ?

Morkai observa attentivement son ennemi juré, essayant de comprendre pourquoi il posait cette question.

— C’est une question qu’il vaudrait mieux poser au gardien de ta cité, répliqua-t-il. Les visiteurs ont sans aucun doute indiqué la raison de leur venue au moment de passer la porte.

— Mais je te l’ai demandée à toi ! hurla Dendybar, explosant soudain de colère.

Morkai essayait de gagner du temps et chaque seconde qui passait affectait le mage marbré. L’essence de Morkai n’avait pas perdu beaucoup de sa puissance en mourant et il luttait avec opiniâtreté contre l’emprise du sort. Dendybar déroula brusquement un parchemin posé devant lui.

— J’en ai déjà dix comme celui-ci, lança-t-il en guise d’avertissement.

Morkai eut un mouvement de recul. Il comprenait la nature de l’écrit : un rouleau qui révélait le nom réel de son être. Et une fois lu, il arracherait le voile du secret en mettant son âme à nu. Dendybar invoquerait l’intrinsèque puissance du parchemin, utilisant des inflexions de voix dissonantes afin de déformer le nom de Morkai et troubler l’harmonie de son esprit, le tourmentant au plus profond de son être.

— De combien de temps je dispose ? demanda Morkai.

Dendybar sourit à sa victoire. Même si l’effort demandé le fatiguait de plus en plus.

— Deux heures, répliqua-t-il sans attendre, ayant soigneusement décidé de la durée de la recherche avant l’invocation, et choisi un délai qui donnerait à Morkai suffisamment de temps pour trouver des réponses, mais pas suffisamment pour permettre à l’esprit d’en apprendre plus qu’il devrait.

Morkai sourit, devinant les raisons de sa décision. Il eut soudain un sursaut en arrière et disparut dans un nuage de fumée. Les flammes qui avaient nourri sa forme furent reléguées à leur brasier pour y attendre son retour.

Le soulagement de Dendybar fut immédiat. Même s’il devait toujours se concentrer afin de maintenir en place la porte vers les plans, le poids qui pesait sur sa volonté et son épuisement diminuèrent considérablement une fois l’esprit parti. La volonté de Morkai l’avait presque abattu lors de leur échange, et Dendybar secoua la tête avec incrédulité en comprenant que le vieux maître n’avait rien perdu de son pouvoir. Un frisson lui parcourut l’échine lorsqu’il se demanda s’il était judicieux de comploter contre un esprit si puissant. Chaque fois qu’il convoquait Morkai, il se souvenait que son propre jour d’expiation ne manquerait pas d’arriver.

Morkai n’eut pas beaucoup de mal à obtenir des informations sur les quatre aventuriers. En fait, le spectre savait déjà beaucoup de choses sur eux. Il s’était beaucoup intéressé à Dix-Cités pendant son règne en tant que Maître de la Tour Nord, et sa curiosité ne s’était pas éteinte avec son corps. Maintenant encore, il observait souvent ce qui se passait au Valbise. Et toute personne qui s’intéressait à Dix-Cités depuis quelques mois avait quelque chose à dire à propos des quatre héros.

L’intérêt soutenu de Morkai pour le monde qu’il avait laissé derrière lui n’avait rien d’extraordinaire dans le monde spirituel. La mort altérait les ambitions de l’âme, remplaçant l’appât des gains matériels ou sociaux par une soif inextinguible de savoir. Certains esprits observaient les Royaumes depuis des siècles et des siècles, se contentant de recueillir des informations et d’observer les vivants mener leurs affaires. Peut-être le désir d’éprouver des sensations physiques qu’ils ne pouvaient plus ressentir. Mais quelle qu’en soit la raison, la richesse du savoir d’un seul esprit dépassait souvent tout le savoir contenu dans les ouvrages de toutes les bibliothèques des Royaumes.

Morkai apprit beaucoup de choses durant les deux heures que Dendybar lui avait allouées. C’était maintenant son tour de choisir soigneusement ses mots. Il était contraint de satisfaire la demande de l’invocateur, mais il avait l’intention de répondre de la manière la plus sibylline et la plus ambiguë possible.

Les yeux de Dendybar se mirent à briller lorsqu’il vit les flammes du brasero reprendre leur danse révélatrice.

Déjà deux heures ? se demanda-t-il, car son repos semblait avoir été bien plus court et il sentait qu’il ne s’était pas complètement remis de son premier échange avec le spectre. Il ne pouvait toutefois pas réfuter la danse des flammes. Il se redressa et ramena ses chevilles plus près, affirmant et assurant sa position méditative, en tailleur.

La boule de feu enfla au maximum de ses vibrations et Morkai apparut devant lui. Le spectre se tint docilement un peu en retrait, n’offrant aucune information tant que Dendybar n’avait pas posé spécifiquement la question. Morkai n’avait pas tous les détails de l’histoire expliquant la visite des quatre amis à Luskan, mais il en avait beaucoup appris sur leur quête et plus qu’il voulait en dire à Dendybar. Il n’avait pas encore compris exactement quelles étaient les véritables intentions guidant les interrogations du mage marbré, mais était persuadé que Dendybar, quels que soient ses objectifs, machinait quelque chose.

— Quel est le but de la visite ? demanda Dendybar de manière impérieuse, furieux des atermoiements de Morkai.

— Tu m’as convoqué, répondit Morkai avec ruse. Je suis contraint de me présenter devant toi.

— Ne joue pas avec moi ! gronda le mage marbré. Il darda un regard furieux sur le spectre, en tripotant le parchemin des tourments de manière ouvertement menaçante.

Connus pour répondre de manière littérale, les êtres venus d’autres plans décontenançaient souvent ceux qui les invoquaient en déformant la signification de la formulation précise d’une question.

Dendybar sourit, admettant la logique simple du spectre et clarifia la question.

— Quel est le but de la visite à Luskan des quatre voyageurs venant du Valbise ?

— Diverses raisons, répliqua Morkai. L’un est venu à la recherche de la patrie de son père et du père de son père.

— Le drow ? demanda Dendybar, essayant de trouver un moyen de corroborer ses soupçons. (Il pensait que Drizzt avait l’intention de retourner dans l’Outreterre de sa naissance avec l’Éclat de cristal.) Un soulèvement des elfes noirs peut-être, à l’aide du pouvoir de l’éclat ? Est-ce le drow qui recherche sa patrie ?

— Non, répliqua le spectre, content que Dendybar digresse, retardant ainsi les questions plus précises et plus dangereuses.

Plus le temps passait et plus l’emprise de Dendybar sur le spectre diminuait. Morkai espérait qu’il pourrait trouver moyen de se libérer du mage marbré avant d’en révéler trop sur les compagnons de Bruenor.

— Drizzt Do’Urden a abandonné sa patrie à jamais. Il ne reviendra jamais dans les entrailles de la terre et certainement pas accompagné de ses amis les plus chers !

— Qui alors ?

— L’un des quatre fuit un danger qui le talonne, hasarda Morkai, déformant le fil de questions.

— Qui est à la recherche de sa patrie ? demanda Dendybar avec davantage d’emphase.

— Le nain, Bruenor Marteaudeguerre, répliqua Morkai, contraint d’obéir. Il recherche le lieu de sa naissance, Castelmithral, et ses amis se sont joints à sa quête. Pourquoi cela t’intéresse-t-il ? Les compagnons n’ont pas de lien avec Luskan et ne menacent nullement la Tour des Arcanes.

— Je ne t’ai pas convoqué ici pour répondre à tes propres questions ! dit Dendybar d’un ton persiflant. Maintenant, dis-moi qui fuit devant un danger. Et quel est ce danger ?

— Regarde, indiqua le spectre.

D’un geste de la main, Morkai transmit une image à l’esprit du mage marbré, l’image d’un cavalier enveloppé d’un manteau noir, traversant la toundra au galop. La bride du cheval était blanche d’écume, mais le cavalier éperonnait implacablement l’animal.

— Le halfelin fuit cet homme, expliqua Morkai, même si l’objectif du cavalier reste pour moi un mystère.

Le spectre était irrité de devoir donner autant d’informations, mais il n’était pas encore en mesure de résister aux ordres de son ennemi juré. Il sentait toutefois les liens de la volonté du mage se relâcher et soupçonnait que la convocation touchait à sa fin.

Dendybar fit une pause afin de réfléchir à ce qu’il venait d’apprendre.

Rien de ce que Morkai lui avait dit n’indiquait un lien direct avec l’Éclat de cristal, mais il avait au moins appris que les quatre amis n’avaient pas l’intention de rester à Luskan très longtemps. Et il avait découvert un allié potentiel, une source supplémentaire d’informations. Le cavalier vêtu d’un manteau noir devait être redoutable en effet pour contraindre la formidable troupe du halfelin à fuir.

Dendybar commençait à réfléchir à ce qu’il allait faire, lorsqu’une impulsion soudaine et insistante, issue de la résistance opiniâtre de Morkai, brisa sa concentration. Furieux, il jeta un regard menaçant au spectre et commença à dérouler le parchemin.

— Insolent ! gronda-t-il, et même s’il aurait pu prolonger son emprise sur le spectre un peu plus longtemps s’il avait concentré son énergie sur une lutte de volontés, il se mit à réciter ce qui était inscrit sur le rouleau.

Morkai recula, même s’il avait sciemment provoqué Dendybar afin d’en arriver là. Le spectre pouvait accepter le tourment parce qu’il signalait la fin de l’inquisition. Et Morkai était soulagé que Dendybar ne l’ait pas forcé à révéler les événements qui se déroulaient au-delà de Luskan, dans le Val, juste aux limites de Dix-Cités.

Tandis que les déclamations de Dendybar grattaient de manière discordante sur l’harmonie de son âme, Morkai transporta son point de concentration à des centaines de kilomètres, pour le restituer sur l’image d’une caravane de marchands qui se trouvait désormais à un jour de route après Bremen, la plus proche des Dix-Cités, et sur l’image de la valeureuse jeune femme qui avait rejoint les commerçants. Le spectre était réconforté de savoir qu’elle avait, pour un moment du moins, échappé aux questions pressantes du mage marbré.

Non que Morkai fût altruiste ; personne ne lui avait jamais reproché d’abuser de cette qualité. Il tirait simplement un grand plaisir à mettre des bâtons dans les roues, de toutes les manières qu’il pouvait, au gredin qui avait organisé son meurtre.

 

***

 

Les boucles auburn de Catti-Brie voltigeaient sur ses épaules. Elle était assise tout au sommet du chariot de tête de la caravane des marchands qui avait quitté Dix-Cités la veille, à destination de Luskan. Indifférente au vent glacé, elle gardait les yeux rivés sur la route devant elle, à la recherche d’un signe indiquant que l’assassin était passé par là. Elle avait transmis à Cassius les informations sur Entreri, et il les transmettrait aux nains. Catti-Brie se demandait désormais si elle avait bien fait de partir furtivement avec la caravane de marchands avant que le clan Marteaudeguerre puisse organiser sa propre poursuite.

Mais elle était la seule à avoir vu l’assassin à l’œuvre. Elle savait trop bien que, si les nains attaquaient de front, leur soif de vengeance leur ferait oublier toute prudence et de nombreux membres du clan perdraient la vie.

De manière égoïste, peut-être, Catti-Brie avait décidé que l’assassin était son affaire à elle et elle seule. Il l’avait déstabilisée. Il avait annihilé des années d’entraînement, et de discipline et à cause de lui elle était redevenue une enfant apeurée. Mais elle était une jeune femme désormais, plus une petite fille. Et elle se devait de riposter personnellement à cette humiliation mentale, ou bien les cicatrices resteraient jusqu’à sa mort, l’empêchant à jamais de découvrir le vrai potentiel de son existence.

Elle trouverait ses amis à Luskan et les avertirait du danger qui était à leurs trousses, puis, ensemble, ils s’occuperaient d’Artémis Entreri.

— Notre rythme est bon, lui assura le conducteur de tête, comprenant sa hâte.

Catti-Brie ne le regarda pas ; les yeux rivés sur la ligne plate de l’horizon, droit devant elle.

— Mon cœur me dit que nous n’allons pas assez vite, se lamenta-t-elle.

Le conducteur la regarda avec curiosité, mais il avait appris qu’il valait mieux ne pas lui poser trop de questions. Elle leur avait clairement fait comprendre dès le départ que ses affaires étaient personnelles. Et sachant qu’elle était la fille adoptive de Bruenor Marteaudeguerre et qu’elle avait la réputation d’être une vaillante combattante, les marchands s’estimaient heureux de l’avoir avec eux et avaient respecté sa volonté de discrétion. De plus, comme l’avait résumé de manière si éloquente l’un des conducteurs lorsqu’ils s’étaient réunis de manière informelle avant le voyage :

— L’idée d’avoir les yeux rivés sur le cul d’un bœuf pendant plus de quatre cents kilomètres rend la compagnie de cette fille tout à fait attrayante en ce qui me concerne !

Ils avaient même avancé leur date de départ pour l’arranger.

— Ne t’inquiète pas, Catti-Brie, lui assura le conducteur, on te mènera à bon port !

Catti-Brie secoua sa chevelure gonflée par le vent pour dégager son visage et contempla le soleil se couchant à l’horizon devant elle.

— Mais est-ce que nous arriverons à temps ? demanda-t-elle doucement, une question qui n’en était pas une, sachant que son murmure se dissiperait dans le vent dès qu’il aurait passé ses lèvres.

Les Torrents D'Argent
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